La Promesse du vétéran Sabolle

Le vétéran Sabolle en avait vu de toutes les couleurs dans sa vie.  Mais par ce beau matin ensoleillé de fin de printemps, le vieux soldat dans l'âme était fier de lui. Il allait enfin remplir sa promesse. Il avait travaillé une bonne partie de l'hiver à sculpter une statue de la vierge Marie et il allait construire un petit oratoire à trois côtés pour qu'elle puisse y reposer à l'abri des intempéries. Son boeuf tirait lentement le vieux chariot sur le sentier qui reliait Drummondville à Yamaska. Les trous de boue de terre noire étaient nombreux et profonds mais ce n'était rien en comparaison avec ce qu'il avait vécu. Les souvenirs lui venaient lentement à l'esprit.

Conscrit par Napoléon lui-même en 1808, il était parti de son village de Romont près de Rambervillers en Lorraine à l'âge de 18 ans. Il n'avait pas revu ses parents depuis et pour cause. Il avait fait la guerre d'Espagne et la fameuse bataille de Baylen où l'armée française avait été mise en pièces. Fait prisonnier, il avait été enfermé pendant des mois sur les pontons espagnols au large de Cadix avec des milliers de compagnons d'armes. La mort l'avait frôlé de près, de très près. Un bon jour, affamé, désespéré, il avait pris sa décision, une décision de vie. Il avait accepté l'offre de servir les Britanniques dans un Régiment de mercenaires suisses, le régiment de Meuron. Il avait accepté de servir l'ennemi de son pays. Il était déshonoré mais au moins, il était vivant.

Puis ce fut le voyage en bateau au Bas-Canada en 1813, la folle invasion des États-Unis et cette bataille mal planifiée à Plattsburgh à la fin de l'été 1814. C'est là qu'il avait fait sa promesse à Marie. Une balle d'un franc-tireur américain l'avait frappé en plein coeur pendant les affrontements. Sentant la vie l'abandonner, il avait promis de construire un oratoire pour Marie s'il arrivait à s'en sortir. Il avait d'ailleurs en tête l'image d'une petite chapelle de son village. La retraite fut sonné et il était rentré au Bas-Canada dans le chariot des blessés. Il avait fini par guérir avec le temps et même qu'en 1816, il avait été licencié.

N'osant retourner dans son village natal en France, il s'était marié et s'était établi, ici, dans le canton de Grantham. La Couronne lui avait donné une terre et sa femme, une canadienne-française, lui avait donné plusieurs beaux enfants. Tout allait bien. Il n'avait pas à se plaindre. La vie était dure mais il était heureux. Les années s'étaient écoulées et il avait complètement oublié sa promesse.

Un jour d'automne qu'il se rendait à pied au village de Drummondville, il aperçut un chevreuil. «De la bonne viande pour la famille, ça ne se refuse pas», pensa-t-il. Il suivit donc son gibier sur le sentier menant à Saint-Hyacinthe jusqu'à ce qu'il arrive face à face avec un grand loup qui lui aussi avait flairé le bon repas. Le mâle affamé lui bloquait la route, et derrière lui, toute une meute arrivait au pas de course. «Encore une fois, mon heure est venue», pensa-t-il. Et il se rappela sa promesse à Marie. Il jura donc sur la tête de ses enfants qu'il n'oublierait pas cette fois si ... Les loups reprirent leur chasse du gibier à quatre pattes et le laissèrent poursuivre sa route.

C'est là où cet incident s'était produit qu'il allait, aujourd'hui, construire son oratoire et y nicher sa sculpture. Des voisins étaient venus l'aider et le soir venu, après une prière bien simple, les enfants déposèrent quelques fleurs sauvages au pied de la statue de bois. Puis les gens prirent l'habitude de venir là se recueillir et de déposer des fleurs.

Au milieu de ce même siècle, lorsqu'il fut question de construire une chapelle pour un missionnaire, l'emplacement du petit oratoire à Marie fit le consensus d'autant plus qu'il était situé sur un petit coteau. La chapelle aurait les pieds au sec. On y aménagea une niche spéciale pour la sculpture du vieux Sabolle. Celui-ci venait de vendre sa terre pour aller s'installer dans un nouveau canton avec ses fils en âge de s'établir. Il quittait ses amis, d'autres vétérans comme lui, à regret, mais la vie le poussait encore plus loin en avant. De plus, il savait que les gens du petit village allaient continuer d'apporter des fleurs au pied de sa sculpture et que grâce à elle, ils se souviendraient de lui.

Presqu'un siècle passa. La vieille chapelle avait été démolie et une grande église de pierres avait été construite de l'autre côté de la route sur la terre d'un Duff. Un couvent et une école avait été bâtis. Le nouveau curé Salois était maintenant en poste depuis quelques mois. La paroisse de Saint-Germain avait grandement prospéré mais elle manquait de ferveur selon lui. Un ancien, la pipe au bec, lui avait conté un jour sur le perron de l'église, l'histoire du vétéran et de sa promesse. C'était tellement loin tout ça qu'il avait cru d'abord à une légende. Mais après avoir consulté les écrits d'un vieux notaire, l'histoire s'était révélée véridique. Et pourquoi pas faire revivre la dévotion à Marie. Construire un monument tout blanc au pied duquel les paroissiens pourraient déposer des fleurs, voilà l'idée qu'il cherchait. Et pourquoi pas des fêtes mariales !

Le monument à Marie Reine du Monde fut inauguré au début d'octobre 1946. Des fêtes mariales suivirent en 1954 en même temps que les fêtes du centenaire du village. Beaucoup de fleurs furent déposées au pied du monument. Surtout des glaïeuls qu'Arestus H. faisait pousser dans un champ pas très loin à l'arrière du monument. Des lilas vinrent prendre la relève. Un monticule et un plan d'eau complétèrent l'ensemble sans oublier les anges avec leurs trompettes. Et lors de soirs de pleine lune, des passants ont racconté avoir entendu des sourds hurlements de loups. Mais c'est là une toute autre histoire.


© Maurice Vallée 2001
Page créée le 15 janvier 2001
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