Printemps 1964, la période scolaire terminée, nous avions enfin quelques jours pour reprendre contact avec la réalité de Saint-Germain, nos amis, nos vélos et le terrain de tennis situé tout à côté de la salle municipale.
Un après-midi de chaleur, l'idée nous est venue d'aller faire un tour, au frais, dans les bois au nord du village, sur la terre d'un nommé Beauchesne, laitier du village. Nous voulions voir si notre cabane, un petit abri dans un bosquet de grands thuyas, avait résisté aux rigueurs du dernier hiver. Et c'est là, dans ces grands cèdres, que tout est arrivé. Un éclair zébra le ciel nous révélant la présence d'un vieil homme dont le visage était couvert de peintures noires. Le coup de tonnerre qui suivit nous fit oublier le peu que nous avions appris des civilisations grecques et romaines. Un frisson de panique nous injecta une bonne dose d'adrénaline, nous obligeant à demeurer sur place malgré notre désir de partir à l'épouvante. L'intrus ne bougeait pas. Il semblait vivre un ailleurs, récitant du bout des lèvres des psaumes inaudibles. À ses côtés, des fumées de foin d'odeur s'élevaient dans l'air humide.
Finalement il sembla prendre conscience de notre présence. Une tristesse sans borne émanait de sa personne. Richard, le plus scout de nous trois, lui adressa la parole. « Qui êtes-vous? Que faites-vous ici ? » La réponse se fit attendre. « Je suis Élie Wawanolet, descendant d'un grande famille de la nation des Abénakis ». Nous étions donc en présence d'un représentant des premières nations. Tout s'expliquait ou presque. Les Abénakis étaient des gens comme nous mais d'en rencontrer un représentant dans le bois à Beauchesne, c'était tout un événement. Nous avions plein de questions. Les yeux du vieil Amérindien souriaient à présent. Il prit siège sur une des branches basses du cèdre et il nous raconta lentement son histoire que nous sembla sur le coup des plus incroyables.
Il était accordeur de piano et passait à tous les cinq ans par notre village pour accommoder ses clients, heureux propriétaires d'un tel instrument. À cause de son grand âge, il nous affirmait que c'était son dernier voyage, n'y voyant plus guère. Mais s'il était là, dans ce bosquet, c'était pour rendre hommage à son arrière-grand-père, Louis Wawanolet, décédé au pied de ces cèdres, 200 ans plus tôt.
Son histoire, jamais racontée par nos manuels d'histoire, débutait en 1759 par le raid des Américains du major Robert Rogers sur le village abénaquis de Saint-François. Les agresseurs avaient massacré la famille de son ancêtre. Quelques heures plus tard, Louis Wawanolet était parti, sous le coup de la colère, avec quelques uns de ses jeunes frères, à la poursuite des barbares. Sa femme avait tenu à l'accompagner. Il avait acquiescé sans trop réfléchir. La petite expédition quitta le village en canot avec près d'une vingtaine de chasseurs, chaque grande famille voulant venger les siens. Ils avaient pagayé rapidement et trouvé le campement de l'ennemi près de l'actuel village d'Ulverton. Leur attaque avait été foudroyante. Ils avaient semé la mort, une mort froide et vengeresse, mais, au bout de leurs forces, les Abénakis avaient succombé sous le nombre. Plusieurs des leurs étaient tombés au combat. Leur petit groupe n'était plus composé que de cinq Abénakis dont sa femme demeurée à l'arrière pendant l'attaque. Louis avait été blessé et saignait abondamment. Et voilà que l'ennemi les pourchassait.
Pour fuir, ils avaient pagayé tant bien que mal. Arrivés aux chutes, près de l'actuelle ville de Drummondville, ils avaient abandonné le canot pour se réfugier dans la forêt, empruntant un petit sentier connu seulement des chasseurs abénaquis. Ils avaient traversé un marécage et s'étaient arrêtés près d'un petit lac alimenté par une source. L'ennemi avait perdu leur piste. Louis n'avait toutefois plus de forces. Sa femme l'avait soutenu du mieux qu'elle avait pu. Mais sa dernière heure était arrivée. La nuit lui prit le souffle de vie. Le groupe lui rendit les derniers hommages, ceux réservés aux grands guerriers et sa dépouille fut ensevelie sous plusieurs grandes pierres de galais noir. Le long retour du petit groupe vers le village près du fleuve se fit le lendemain.
Au village, Louis Wawanolet fut reconnut comme héros et honoré comme il se doit. Ses jeunes fils jurèrent d'aller lui rendre hommage à chaque printemps et de raconter son histoire à leurs fils. Les années passèrent et la légende du grand guerrier vengeur s'estompa. Élie Wawanolet était le dernier de ses petits-fils à se souvenir. Même le paysage avait oublié son passé. Les colons, des vétérans de la Guerre de 1812 et des immigrants irlandais, avaient fauché la forêt et en ce milieu de siècle, même le petit lac et la source avait disparus à cause des travaux d'irrigation du nouveau village de Saint-Germain-de-Grantham.
Mes copains et moi n'avons jamais parlé de cette histoire à qui ce soit car nous n'avions jamais entendu parler ni vu de lac à Saint-Germain à l'exception de la grenouillère artificielle du curé Roméo Salois, à l'arrière du monument à Marie. Il était évident que le vieil Abénakis nous avait raconté toute une histoire.
J'avais oublié complètement cette rencontre jusqu'au jour
où un vieil oncle me conta que dans son enfance à Saint-Germain,
il allait se baigner régulièrement au lac derrière
le village. Après avoir consulté d'autres anciens, force m'est
d'admettre qu'il y a bien eu un lac à Saint-Germain, au bout de l'actuelle
rue Laferté. Un acte d'arpentage datant du milieu du XIXe siècle me confirma également l'existence
d'une source près de la rue principale. De là, à croire
qu'un des grands héros de la nation abénaquise dort pour toujours
près du lac fantôme de Saint-Germain, il n'y a qu'un pas.
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